Politique d’emploi au Sénégal. Au-delà du chômage, prendre en charge toutes les situations de vulnérabilité
Depuis la parution du dernier rapport trimestriel sur l’emploi de l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), le débat public sur l’emploi tourne autour du taux de chômage révélé d’environ 20%, dont la majorité de nos compatriotes semblent s’émouvoir de l’ordre de grandeur. Si le taux de chômage est un indicateur assez pertinent pour caractériser le marché du travail dans les pays développés, il n’en est pas de même pour les pays africains où il ne rend que partiellement compte de toutes les situations de vulnérabilité. Au-delà des personnes qui sont formellement identifiées comme étant des chômeurs, les politiques d’emplois doivent également, pour être efficaces, prendre en charge les différents autres cas de vulnérabilité.
Plusieurs situations de vulnérabilité s’ajoutent au chômage
Le taux de chômage qui se définit comme étant la part, dans la population active, des personnes qui n’ont pas de travail, sont disponibles pour travailler et cherchent activement à travailler, n’est que la partie visible de l’iceberg dans la caractérisation de la précarité des individus. Il y a, en effet, plusieurs situations où des personnes qui ne sont pas formellement identifiés comme des chômeurs, font face à des situations de précarité également, sinon plus, accentuées que celle des chômeurs.
Pour comprendre toute la complexité du marché du travail en Afrique, il faut interroger les instruments de mesure du chômage à l’échelle internationale et leur pertinence en Afrique. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) est l’agence des Nations Unies en charge de fixer les modalités de mesure des indicateurs du marché du travail. Elle le fait de manière assez standard, pour s’assurer de leur comparabilité dans le temps et dans l’espace. D’importantes différences liées au fonctionnement du marché du travail entre les pays développés et ceux en développement, contribuent à rendre cette tâche difficile. Dans les pays développés, le marché du travail est essentiellement formel, et l’informel n’y est qu’une réalité résiduelle. Ce qui est tout l’opposé des pays en développement où l’informel est plutôt la règle que l’exception. Selon les directives de l’OIT, est considérée comme disposant d’un emploi toute personne qui déclare, lors des enquêtes sur l’emploi, avoir travaillé, au moins pendant une heure de temps, dans la semaine de référence, indiquée lors de ces mêmes enquêtes. Si dans les pays développés cette méthode permet de bien identifier les chômeurs, dans les pays en développement, africains en particulier, elle pose de vrais défis de mise en œuvre.
Parmi ceux qui déclarent avoir travaillé pendant une heure dans la semaine de référence, il y a plusieurs catégories de personnes que ni le bon sens, ni la rationalité économique ne permettent de considérer comme disposant d’un emploi digne de ce nom. Eux-mêmes ne se voient souvent pas comme ayant un emploi. Par exemple, le vendeur à la sauvette qui ne gagne que 500 F la journée, soit quatre fois moins le seuil de pauvreté monétaire ou trois fois moins le SMIG journalier, sera considéré comme disposant d’un emploi ! Il en est ainsi de la majorité de ceux qui sont comptés comme n’étant pas des chômeurs. C’est pour cela qu’à côté des indicateurs sur le chômage, l’OIT recommande la compilation d’une batterie d’autres indicateurs qui doivent être analysés en même temps que les statistiques du chômage, pour une lecture complète de la situation du marché du travail. En particulier, l’OIT a introduit la notion d’emplois vulnérables ou des employés pauvres qui sont dans des situations de précarité souvent comparables à celle des chômeurs. Par conséquent, pour avoir une vision complète de la situation de l’emploi au Sénégal, il faut regarder le taux de chômage concomitamment avec les autres indicateurs de vulnérabilité.
Emplois et précarité au Sénégal
A côté du chômage, les emplois vulnérables constituent l’indicateur le plus suivi en Afrique. Lorsqu’on somme la part des emplois vulnérables et celle des chômeurs dans la population active, on atteint un chiffre tournant autour 80% au Sénégal, selon les années. Dès lors, l’enjeu n’est plus seulement de trouver un emploi à ceux qui n’en ont pas, mais plutôt de trouver des emplois décents, les seuls qui garantissent la dignité du travailleur, et auxquels tout le monde aspire, à la grande masse des personnes en situation de chômage ou de vulnérabilité.
A côté des chômeurs et des employés en situation de précarité, une autre catégorie de demandeurs d’emploi, souvent négligée est celle constituée de NEET (Neither in Employment, Education, or Training). Il s’agit de jeunes au chômage ou considérés comme inactifs, alors qu’ils ne sont dans aucun dispositif de formation. Au Sénégal, le nombre de personnes dans cette catégorie est estimée à environ 27% de la population âgée de 15 à 24 ans dans les villes et près de 44% dans les campagnes, selon l’ANSD. Lorsqu’on conçoit des politiques pour l’emploi, sans prendre en compte cette catégorie de personnes, on laisse de côté une bonne partie de la population cible.
Les statistiques sur le chômage laissent également de côté beaucoup d’individus qui sont considérés comme inactifs mais qui souhaiteraient bien avoir l’opportunité du travail. Par exemple, la plupart des femmes, notamment en milieu rural, s’adonnent à un travail non rémunéré, incluant le fait de préparer la nourriture ou de faire le ménage pour la famille, d’aller collecter de l’eau ou du bois mort pour le ménage, ou de prendre en charge les personnes âgées. Ces tâches ne sont ni comptabilisées dans le PIB, ni rémunérées, même si elles sont estimées par le FMI comme représentant une proportion variant entre 10% et 60% du PIB. Les enquêtes emplois du temps sont des outils très commodes pour identifier ce genre de situation. Lors de ces enquêtes, en effet, on demande aux personnes interrogées comment elles utilisent les 24 heures de la journée. L’exploitation des résultats de ces enquêtes montrent que les femmes s’activent plus que les hommes dans des tâches domestiques qui ne sont pas comptabilisées dans le PIB, et donc en font des acteurs inactifs de fait. Par exemple, les données du Bénin révèlent que les femmes en milieu urbain, consacrent plus de 60 minutes de leur emploi du temps journalier pour collecter de l’eau pour la famille contre moins de 13 minutes pour les hommes.
En résumé, le taux de chômage reste un indicateur très incomplet de la situation de l’emploi dans nos pays, qui doit être combiné avec d’autres indicateurs, notamment ceux liés à la qualité des emplois et la nature des tâches effectuées, pour avoir une lecture plus correcte du nombre d’emplois de qualité créés par l’économie dans une période considérée. Au Sénégal, les emplois couverts par un système de retraite public (FNR) ou privé (IPRESS), sont les seuls qui répondent vraiment aux critères d’emploi décent (bénéficiant d’une protection sociale). Lorsqu’on regarde ces deux catégories d’emploi, elles ne font pas 200.000 dans le public ni 500.000 dans le privé (moins de huit cent mille au total), sur une population en âge de travailler d’environ 10 millions, soit moins de 8%.
Des emplois à créer ou à consolider qui se comptent en millions
La première faiblesse des politiques d’emplois au Sénégal est liée à l’évaluation de la cible à atteindre. Ces dernières années, l’objectif affiché par l’Etat du Sénégal de créer un million d’emplois sur une période de cinq ans, est loin d’être à la hauteur des enjeux. Avec une population en âge de travailler qui augmente annuellement d’un nombre de primo-entrants variant entre 250.000 et 300.000 par an, soit au moins 1.250.000 en cinq ans, sans compter pas moins de 12 millions de personnes déjà en situation de chômage ou de vulnérabilité, le million d’emplois sur cinq ans serait une goutte d’eau dans l’océan.
Créer des millions d’emplois dans un horizon de cinq à dix ans demande de significativement booster l’écosystème entrepreneurial. Ce qui demande une stratégie bien conçue prenant en compte toutes les dimensions de ce complexe exercice. En effet, ce sont les entreprises qui sont offreuses d’emplois et leurs recrutements dépendent de leurs besoins en travailleurs ; lesquels dépendent en grande partie de la conjoncture économique. Travailler à rendre l’environnement de l’entreprise suffisamment incitatif pour attirer le maximum d’investisseurs privés, nationaux comme internationaux, est la seule stratégie soutenable pour la création d’emplois décents. Cibler les secteurs à haut potentiel d’emplois comme le secteur manufacturier et les secteurs sans la cheminée tourisme, horticulture et autres), pourra beaucoup contribuer à accélérer ce processus.
Senewed
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