Malades mentaux au Sénégal : Abandonnés à eux-mêmes
Au Sénégal, la gestion de la santé mentale souffre d’un système aux ressources insuffisantes et inadaptées, selon des professionnels. Conséquence : à Dakar, la capitale, comme dans les régions, des malades mentaux dépenaillés errent dans les rues tandis que d’autres cachent leurs troubles, moins apparents.
Dakar, il est 9 h 30. Nous sommes au rond-point de la grande porte d’accès à l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad), un endroit très passant. Un homme en pantalon jean, chemise boutonnée avec un côté plus haut que l’autre et casquette avec la visière de côté, fume et danse au pied de la statue du scientifique sénégalais dont cette université dakaroise porte le nom.
Cette scène semble familière aux habitués, qui reconnaissent sans peine l’individu : il est fréquent dans les environs. En arpentant les rues de Dakar, on peut y voir beaucoup de personnes comme cet homme.
Certains appellent « fous errants » ces hommes ou femmes, âgés ou jeunes, dont la rue est le domicile et vivant en marge de la société. Le fait qu’ils fouillent les poubelles sans gêne, en chantant, criant ou en silence, et leur port vestimentaire souvent loqueteux renseignent sur leur santé mentale défaillante.
Ils ne sont pas présents qu’à Dakar. « C’est un phénomène qu’on observe dans toutes les grandes villes du monde », affirme à Ouestaf News la professeure Aïda Sylla, cheffe du service psychiatrique du Centre hospitalier national universitaire (CHNU) de Fann, à Dakar. Ce service est un hôpital dédié ayant ouvert ses portes dans les années 1950.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « la santé mentale correspond à un état de bien-être mental qui nous permet de faire face aux sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté ». Et « les problèmes de santé mentale » regroupent plusieurs maladies ou états, souligne l’OMS dans une fiche d’information sur le sujet, publié sur son site internet : ils « englobent les troubles mentaux », mais aussi des difficultés pour certaines personnes à gérer leurs émotions et leurs pensées, des états qui rendent difficile la vie quotidienne pour ces personnes ou qui peuvent les conduire à se faire du mal.
Il existe peu de statistiques fiables sur les problèmes de santé mentale à l’échelle du Sénégal. Ce pays « ne dispose pas de grandes enquêtes sociodémographiques et épidémiologiques permettant de mesurer et de décrire la santé mentale de sa population », peut-on lire dans un document de présentation d’un projet de recherche sur l’« introduction de la santé mentale dans les EDS (enquêtes démographiques et de santé, NDLR) au Sénégal ». Ce projet, s’étendant de 2018 à 2023 selon son calendrier, rassemble des experts sénégalais et français de plusieurs disciplines et institutions dont le ministère de la Santé et de l’Action sociale (MSAS) du Sénégal. Selon la même source, « les seules données disponibles » sur le sujet « sont les données de routine produites par les structures psychiatriques et partiellement compilées dans le rapport annuel de la Division Santé mentale » du Sénégal, dépendant du ministère de la Santé et de l’Action sociale.
En marge de la société
Cependant, dans un document publié en janvier 2024, cette Division Santé mentale fait état d’un peu plus de 3.000 consultations enregistrées en 2020, en se basant sur des données tirées d’une « supervision au niveau des structures de santé mentale ». Ce chiffre représente une baisse de plus de 53 % du « nombre de consultants » par rapport à 2019, où on a enregistré 6.500 cas, peut-on lire dans ce document de 106 pages, intitulé Plan stratégique d’amélioration de la qualité des soins en santé mentale au Sénégal de 2024 à 2028 (pages 25 et 26).
Les malades mentaux, souvent abandonnés par leurs familles et oubliés du système de santé, vivent en marge de la société. « Parce qu’il n’est pas évident de vivre en collectivité avec des troubles mentaux », explique Pr Sylla. Dès lors, se pose la question de la responsabilité de leur prise en charge : les familles ou les pouvoirs publics ?
Difficile de blâmer les familles sur cette question, dit à Ouestaf News Dr Souleymane Loucar, responsable du service psychiatrique de l’hôpital régional de Louga (nord-ouest du Sénégal) : la prise en charge adéquate d’un malade mental implique des conditions et des coûts élevés.
L’incapacité des cercles familiaux à remplir cette mission aboutit souvent à perdre de vue des malades mentaux. À cet égard, « le traitement pourrait être rendu gratuit pour certaines catégories de malades mentaux », préconise Pr Aïda Sylla.
« Il y a beaucoup de malades mentaux errants parce qu’il n’y a pas, en réalité, de structures spécialisées pour ceux d’entre eux qui sont en situation de rupture familiale », ajoute Dr Souleymane Loucar. Un site dédié à la prise en charge des malades mentaux errants serait un début de solution, avance-t-il.
Au Sénégal, il existe une loi sur le traitement des maladies mentales et au régime d’internement de certaines catégories d’aliénés, en vigueur depuis 1975. Ce texte prévoit que l’hospitalisation forcée dans un établissement psychiatrique de malades mentaux ne peut être décidée par une seule partie et doit se justifier. L’internement « peut être ordonné par décision de justice lorsque le malade mental a commis une infraction pénale ou que son comportement constitue un danger pour lui-même ou pour la sécurité publique ou qu’il ne suit pas le traitement ordonné », stipule la loi. La décision judiciaire doit expliquer l’infraction commise et comporter des documents de la police ou de la gendarmerie et des certificats médicaux, et l’internement doit être ordonné par un magistrat.
Pr Aïda Sylla, de l’hôpital de Fann, est d’avis que si les malades mentaux bénéficient de traitement et d’un cadre social appropriés, ils ne seront plus dans la rue, où leur présence permanente met en lumière les failles et insuffisances de la gestion de la santé mentale au niveau national.
Selon le Plan stratégique d’amélioration de la qualité des soins en santé mentale au Sénégal pour 2024-2028 de la Division de la Santé mentale, le pays comptait 43 psychiatres en 2020 (contre 38 en 2019). Ces praticiens exerçaient dans seize établissements totalisant 391 lits à Dakar et dans les régions, pour une durée moyenne d’hospitalisation de quinze jours (contre treize établissements totalisant 363 lits en 2019 et une durée moyenne d’hospitalisation de vingt-et-un jours en 2019).
À l’image de ce déficient mental, vu dans la rue dans le quartier de Liberté 6, à Dakar, des dizaines d’individus que certains appellent des « fous errants » font partie du décor des rues des villes sénégalaises. (Photo : Ouestaf News)
Ouestafnews – Au Sénégal, la gestion de la santé mentale souffre d’un système aux ressources insuffisantes et inadaptées, selon des professionnels. Conséquence : à Dakar, la capitale, comme dans les régions, des malades mentaux dépenaillés errent dans les rues tandis que d’autres cachent leurs troubles, moins apparents.
Dakar, il est 9 h 30. Nous sommes au rond-point de la grande porte d’accès à l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad), un endroit très passant. Un homme en pantalon jean, chemise boutonnée avec un côté plus haut que l’autre et casquette avec la visière de côté, fume et danse au pied de la statue du scientifique sénégalais dont cette université dakaroise porte le nom.
Cette scène semble familière aux habitués, qui reconnaissent sans peine l’individu : il est fréquent dans les environs. En arpentant les rues de Dakar, on peut y voir beaucoup de personnes comme cet homme.
Certains appellent « fous errants » ces hommes ou femmes, âgés ou jeunes, dont la rue est le domicile et vivant en marge de la société. Le fait qu’ils fouillent les poubelles sans gêne, en chantant, criant ou en silence, et leur port vestimentaire souvent loqueteux renseignent sur leur santé mentale défaillante.
Ils ne sont pas présents qu’à Dakar. « C’est un phénomène qu’on observe dans toutes les grandes villes du monde », affirme à Ouestaf News la professeure Aïda Sylla, cheffe du service psychiatrique du Centre hospitalier national universitaire (CHNU) de Fann, à Dakar. Ce service est un hôpital dédié ayant ouvert ses portes dans les années 1950.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « la santé mentale correspond à un état de bien-être mental qui nous permet de faire face aux sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté ». Et « les problèmes de santé mentale » regroupent plusieurs maladies ou états, souligne l’OMS dans une fiche d’information sur le sujet, publié sur son site internet : ils « englobent les troubles mentaux », mais aussi des difficultés pour certaines personnes à gérer leurs émotions et leurs pensées, des états qui rendent difficile la vie quotidienne pour ces personnes ou qui peuvent les conduire à se faire du mal.
Il existe peu de statistiques fiables sur les problèmes de santé mentale à l’échelle du Sénégal. Ce pays « ne dispose pas de grandes enquêtes sociodémographiques et épidémiologiques permettant de mesurer et de décrire la santé mentale de sa population », peut-on lire dans un document de présentation d’un projet de recherche sur l’« introduction de la santé mentale dans les EDS (enquêtes démographiques et de santé, NDLR) au Sénégal ». Ce projet, s’étendant de 2018 à 2023 selon son calendrier, rassemble des experts sénégalais et français de plusieurs disciplines et institutions dont le ministère de la Santé et de l’Action sociale (MSAS) du Sénégal. Selon la même source, « les seules données disponibles » sur le sujet « sont les données de routine produites par les structures psychiatriques et partiellement compilées dans le rapport annuel de la Division Santé mentale » du Sénégal, dépendant du ministère de la Santé et de l’Action sociale.
En marge de la société
Cependant, dans un document publié en janvier 2024, cette Division Santé mentale fait état d’un peu plus de 3.000 consultations enregistrées en 2020, en se basant sur des données tirées d’une « supervision au niveau des structures de santé mentale ». Ce chiffre représente une baisse de plus de 53 % du « nombre de consultants » par rapport à 2019, où on a enregistré 6.500 cas, peut-on lire dans ce document de 106 pages, intitulé Plan stratégique d’amélioration de la qualité des soins en santé mentale au Sénégal de 2024 à 2028 (pages 25 et 26).
Les malades mentaux, souvent abandonnés par leurs familles et oubliés du système de santé, vivent en marge de la société. « Parce qu’il n’est pas évident de vivre en collectivité avec des troubles mentaux », explique Pr Sylla. Dès lors, se pose la question de la responsabilité de leur prise en charge : les familles ou les pouvoirs publics ?
Difficile de blâmer les familles sur cette question, dit à Ouestaf News Dr Souleymane Loucar, responsable du service psychiatrique de l’hôpital régional de Louga (nord-ouest du Sénégal) : la prise en charge adéquate d’un malade mental implique des conditions et des coûts élevés.
L’incapacité des cercles familiaux à remplir cette mission aboutit souvent à perdre de vue des malades mentaux. À cet égard, « le traitement pourrait être rendu gratuit pour certaines catégories de malades mentaux », préconise Pr Aïda Sylla.
« Il y a beaucoup de malades mentaux errants parce qu’il n’y a pas, en réalité, de structures spécialisées pour ceux d’entre eux qui sont en situation de rupture familiale », ajoute Dr Souleymane Loucar. Un site dédié à la prise en charge des malades mentaux errants serait un début de solution, avance-t-il.
Au Sénégal, il existe une loi sur le traitement des maladies mentales et au régime d’internement de certaines catégories d’aliénés, en vigueur depuis 1975. Ce texte prévoit que l’hospitalisation forcée dans un établissement psychiatrique de malades mentaux ne peut être décidée par une seule partie et doit se justifier. L’internement « peut être ordonné par décision de justice lorsque le malade mental a commis une infraction pénale ou que son comportement constitue un danger pour lui-même ou pour la sécurité publique ou qu’il ne suit pas le traitement ordonné », stipule la loi. La décision judiciaire doit expliquer l’infraction commise et comporter des documents de la police ou de la gendarmerie et des certificats médicaux, et l’internement doit être ordonné par un magistrat.
Pr Aïda Sylla, de l’hôpital de Fann, est d’avis que si les malades mentaux bénéficient de traitement et d’un cadre social appropriés, ils ne seront plus dans la rue, où leur présence permanente met en lumière les failles et insuffisances de la gestion de la santé mentale au niveau national.
Selon le Plan stratégique d’amélioration de la qualité des soins en santé mentale au Sénégal pour 2024-2028 de la Division de la Santé mentale, le pays comptait 43 psychiatres en 2020 (contre 38 en 2019). Ces praticiens exerçaient dans seize établissements totalisant 391 lits à Dakar et dans les régions, pour une durée moyenne d’hospitalisation de quinze jours (contre treize établissements totalisant 363 lits en 2019 et une durée moyenne d’hospitalisation de vingt-et-un jours en 2019).
Source : Plan stratégique d’amélioration de la qualité des soins en santé mentale au Sénégal pour 2024-2028 de la Division de la Santé mentale, publié en 2024.
Peu de spécialistes, peu de moyens
En dépit de l’amélioration de la situation entre 2019 et 2020, ces statistiques représentent peu pour un pays qui compte plus de 18 millions d’habitants, d’après le recensement général de la population réalisé en 2023.
Dans son dernier rapport en date sur la santé mentale dans le monde, publié en 2022 et intitulé « Transformer la santé mentale pour tous », l’OMS affirme que les ressources humaines consacrées à la santé mentale sont notoirement insuffisantes dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, où la moyenne est d’un psychiatre pour 200.000 habitants ou plus. Au Sénégal, le ratio dépasse les 400.000 habitants par psychiatre.
Cette pénurie est associée à une répartition inégale de la ressource. La majorité des psychiatres est concentrée à Dakar, huit seulement exerçant dans le reste du pays, précise Dr Souleymane Loucar, de l’hôpital régional de Louga.
Lorsqu’un psychiatre est seul dans une région, la qualité des prestations et le temps à accorder à chaque malade en pâtissent, poursuit Dr Loucar. Hors de Dakar, les psychiatres sont obligés de s’appuyer sur les infirmiers et les aides-soignants pour prendre en charge les malades. Or, ces agents n’ont pas forcément reçu une formation académique spécifique en santé mentale.
Pour une bonne prise en charge, « c’est loin d’être suffisant », admet Pr Aïda Sylla, la cheffe du service psychiatrique à l’hôpital de Fann, à Dakar. En conséquence, « les psychiatres se retrouvent débordés ».
Si la hausse du nombre de psychiatres est impérative, le renforcement des structures existantes, en particulier au niveau décentralisé, est également nécessaire pour un accueil adéquat des personnes souffrant de maladies mentales, note Dr Souleymane Loucar.
En termes d’infrastructures, ce spécialiste déplore que des hôpitaux de niveau 2 et de niveau 3 soient encore construits sans service de psychiatrie. « Des collègues doivent appeler à des kilomètres, voire des centaines de kilomètres, pour accéder à un service psychiatrique », regrette-t-il.
D’après les explications du ministère de la Santé et de l’Action sociale sur la carte sanitaire du Sénégal, les hôpitaux de niveau 2 (régional) et de niveau 3 (national) fournissent des services plus spécialisés que ceux des hôpitaux de niveau 1 (départemental). Ils disposent de technologies avancées, offrent des soins plus complexes. Ils sont aussi, pour les hôpitaux de niveau 3, impliqués dans la recherche et la formation médicales.
En attendant une meilleure offre pour la prise en charge de la santé mentale au sein de ces établissements hospitaliers, les déficients mentaux continuent de faire le décor dans les rues.
Des scènes comme celle du personnage dépenaillé au rond-point de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, pourtant anormales, sont devenues si familières qu’elles créent une sorte d’acceptation collective. Dans une indifférence presque générale, ces malades mentaux incarnent une réalité : celle d’une société qui laisse ses membres les plus vulnérables à l’abandon.
Avec Ouestafnews
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